XXIII
Est-ce que les lilas sentiront encore aussi bon, se demandait Mona Campbell, quand le printemps reviendra dans mille ans ? Pourra-t-on s’extasier encore à la vue d’une prairie couverte de jonquilles, dans mille ans ? Encore faudrait-il qu’il restât de la place, dans mille ans, pour les lilas et les jonquilles.
Elle était assise, se balançant doucement dans un rocking-chair qu’elle avait trouvé dans le grenier et avait descendu pour en retirer la poussière et les toiles d’araignées. Elle regardait par la fenêtre le merveilleux spectacle que lui offrait ce crépuscule d’un beau jour de la fin juin. Bientôt, il y aurait des vers luisants et l’air commencerait à sentir l’odeur entêtante qui montait, le soir, avec le brouillard au-dessus du fleuve.
Elle était assise et se balançait. La douce bénédiction de ce soir d’été tombait sur elle dans toute sa plénitude, sur elle et sur le monde entier, car, pour l’instant, rien n’était plus important que de rester simplement assise là, à se balancer et à regarder par la fenêtre le vert des feuillages s’assombrir progressivement, tandis que les ombres se creusaient et que la fraîcheur de la nuit s’installait.
Mais, en ce moment même, chuchotait à l’oreille de Mona une toute petite partie de son esprit qui luttait pour rester lucide. C’était l’heure et le lieu de commencer à réfléchir à la décision qu’elle devait prendre.
Puis la petite voix se fondit dans le silence et dans l’obscurité. Et l’imagination de Mona commença de vagabonder.
Pure imagination, pensait-elle, bien sûr, c’est cela, ce doit l’être. Parce que, en cet endroit et à cette heure, avec ce crépuscule, avec cette odeur de terre fraîchement mouillée, rien de ce qu’elle imaginait n’arriverait jamais.
La nature, la vie et la mort devraient s’intégrer à un même cycle cosmique, se dit-elle.
Et c’était cela qu’elle devait se rappeler pendant les milliers d’années que vivrait l’humanité, non pas en tant que race, non pas en tant qu’espèce, mais en tant que collection d’individus solitaires. Mais elle savait qu’elle ne s’en souviendrait pas, parce que ce n’était pas une pensée de jeunesse. C’était plutôt la pensée de quelqu’un comme elle, femme d’âge moyen, mal fagotée, qui, pendant trop longtemps s’était préoccupée de sujets qui n’avaient rien de féminin. Les mathématiques, qu’est-ce qu’une femme avait à faire de mathématiques ? Il lui suffisait de connaître l’arithmétique élémentaire nécessaire à l’équilibre du budget familial. Qu’est-ce qu’une femme avait à voir avec la vie, sinon la donner à des enfants ? Et pourquoi fallait-il qu’elle soit, elle, Mona Campbell, forcée de prendre une décision, toute seule, une décision qui ne relevait finalement que de Dieu seul, si tant est que Dieu existât.
Si seulement elle pouvait savoir ce que serait le monde d’ici un millier d’années ! Non pas dans son aspect extérieur, car ce n’était là qu’affaire de mode et de culture, mais ce qu’il serait dans le cœur des hommes et des femmes. En quoi l’éternelle jeunesse changerait-elle l’humanité ? La sagesse viendrait-elle sans cheveux blancs et sans rides sur le visage ? L’homme serait-il encore capable de rester assis dans un rocking-chair et de regarder le soir tomber par la fenêtre ouverte en y trouvant du plaisir ?
Ou bien la jeunesse ne serait-elle rien d’autre qu’un masque ? L’humanité ne sombrerait-elle pas finalement dans l’ennui ? Après le millionième mariage, après le billionième gâteau de potiron, après un cent millième printemps avec des lilas et des jonquilles, que resterait-il ?
L’homme avait-il besoin de vivre plus longtemps que la durée normale d’une vie ?
Pouvait-il se passer de la mort ?
Il fallait bien qu’elle trouve la réponse à certaines de ces questions. C’était indispensable.
Elle chassa toutes ces pensées et se mit à se balancer doucement, en se laissant aller au plaisir que lui procurait cette merveilleuse soirée.
Au fond de la vallée, un engoulevent lança les premières notes de son chant nocturne.